Carlos Eduardo Solarès – Présences temporelles

Né à Buenos Aires en 1931, Carlos Eduardo Solarès est un compositeur et chercheur musical argentin dont les travaux ont bouleversé notre conception du temps, de l’espace et de l’écoute. Issu d’un milieu modeste—un père réparateur de radios et une mère couturière—il a grandi dans une atmosphère où la créativité était à la fois une nécessité et un art de vivre.

Les origines et l’influence du quotidien

Dès l’enfance, Solarès baigne dans un univers sonore où le bruit des machines à coudre se mêle aux grésillements des postes de radio. Fasciné par la richesse acoustique de son environnement, il développe très tôt une approche expérimentale de la musique. Il voit dans chaque son, aussi banal soit-il, le germe d’une forme d’expression artistique. Cette curiosité insatiable l’incite à explorer les notes du vieux piano familial et à se lier d’amitié avec le bandonéoniste de son quartier, marquant les prémices de sa quête pour un langage musical inédit.

La notation spatiale et la nouvelle grammaire du sonore

Au conservatoire de Buenos Aires, Solarès découvre la composition classique, mais se heurte vite à ce qu’il perçoit comme les limites rigides de la notation traditionnelle. En 1954, il soutient une thèse novatrice sur la « Notation Spatiale » qui vise à représenter la dimension temporelle et la spatialité des sons. Il publie peu après son célèbre article L’argile musical, où il propose un système de symboles ouverts permettant aux musiciens de naviguer librement entre silence, bruit et mélodie. Cette approche inédite attire l’attention de figures majeures de la musique contemporaine, propulsant Solarès au cœur des débats sur l’évolution du langage musical.

Éclater la linéarité sonore

Dans les années 1960, animé par l’idée de « labyrinthes musicaux », Solarès veut briser le schéma linéaire imposé aux partitions. Ses collaborations avec des compositeurs comme Karlheinz Stockhausen et John Cage donnent lieu à des expériences radicales : boucles de bandes magnétiques, superpositions aléatoires, interventions de bruits captés en direct. L’ambition est de faire coexister l’organisation la plus rigoureuse avec la spontanéité la plus totale. Les Labyrinthes musicaux I, II et III traduisent cette volonté de confronter structure et chaos, poussant l’auditeur à remettre en question sa perception du temps.

L’opéra des espaces et la synthèse électronique

Dans les années 1970, Solarès développe Convergence des Espaces, un opéra électroacoustique qui repense totalement la mise en scène musicale. Il travaille au GMEB (Groupe de Musique Expérimentale de Bourges), y découvre les synthétiseurs analogiques et conçoit même son propre prototype, le « PQP » (Plus-Que-Présent). Intégrant percussions traditionnelles, instruments électroniques et sons concrets, l’œuvre fait dialoguer passé et futur dans une même trame sonore. Ce mélange audacieux suscite l’enthousiasme et la controverse : pour certains critiques, Solarès pousse trop loin la dissolution des repères auditifs ; pour d’autres, il ouvre une voie révolutionnaire à l’opéra moderne.

Le troisième œil : une nouvelle vision du temps musical

Au début des années 1980, Solarès s’installe à Paris et intègre l’IRCAM, où il croise Pierre Boulez et Luciano Berio, entre autres. Dans l’essai Le Troisième Œil de quatre heures du matin, il expose son concept du « plus-que-présent », un état de conscience élargie où le passé, le présent et le futur s’entrelacent dans l’instant musical. À l’aide du logiciel MAX, il met en place des installations sonores mêlant séquences baroques, hip-hop émergent et improvisations en temps réel. Son idée-force : chaque note, chaque événement sonore, peut cristalliser plusieurs temporalités simultanément. Pour Solarès, la scène devient alors un laboratoire immersif où se télescopent les esthétiques et les époques.

Expérimentations ultimes et controverses

Dans les années 1990, diagnostiqué avec la maladie d’Alzheimer, Solarès continue de travailler à l’aube, fidélisant à sa routine créative. Ses performances, parfois limitées à quelques minutes, révèlent une expressivité brute où la mémoire défaillante s’efface devant la force du moment présent. Si certains observateurs y voient une forme de spectacle pathétique, d’autres y lisent une ultime consécration de son « plus-que-présent » : la création libérée des cadres mentaux habituels, plongée dans l’instant le plus pur. Ses collaborations avec Meredith Monk et d’autres artistes avant-gardistes suscitent admiration et débats, renforçant l’aura d’un compositeur qui refusait toute frontière, même celle de la maladie.

Un héritage interdisciplinaire

Au moment de sa disparition en 1999, Carlos Eduardo Solarès laisse une œuvre foisonnante et multiple, influençant non seulement la musique contemporaine mais aussi les arts plastiques, la danse ou les nouvelles technologies. Son approche de la notation, son recours au hasard comme force organisatrice et son concept de « plus-que-présent » ont nourri nombre de créations et de recherches ultérieures. Des plateformes de collaboration en ligne comme « Presentae » ainsi que de nouveaux instruments basés sur son synthétiseur PQP perpétuent ses idées, visant à décloisonner toujours davantage la pratique musicale.

En résumé …

Carlos Eduardo Solarès incarne une figure charnière dans l’histoire de la musique expérimentale. Sa vision d’une partition ouverte, sa volonté de réunir le concret et l’électronique, le tango et l’avant-garde, ont repoussé les limites de l’écoute. Le « plus-que-présent » qu’il prône n’est pas qu’un concept abstrait : il est avant tout une invitation à vivre la musique, et plus largement la création, comme une expérience de l’instant où passé et avenir se rencontrent et se régénèrent sans cesse. Son héritage est celui d’un explorateur sonore qui, tel un artisan, a façonné de nouvelles manières d’habiter le temps, l’espace et la mémoire.


En savoir plus sur Carlos Eduardo Solarès dans ce livre : Carlos Eduardo Solares